Chapitre 7

 

J’eus beaucoup de mal à m’endormir ce soir-là.

Trop de choses en tête, je suppose. Trop de secrets voltigeant hors de portée, trop de trouble dans mon cœur, trop de peur concernant le futur. Et pas assez de confiance en moi pour remplir un dé à coudre. Andy me mentait. Raphael n’avait qu’un pied dans le camp des gentils. Adam me tolérait uniquement par égard pour Lugh. Lugh – aussi doux fût-il, la plupart du temps – ferait ce qui serait nécessaire pour défendre sa cause, peu importe ce qui arriverait à moi ou à ceux que j’aimais. Et une semaine était passée depuis le dernier message de Brian. Celui-ci semblait avoir tiré un trait sur moi.

Ce qui était exactement ce que je voulais, me dis-je en me retournant dans mon lit et en donnant un coup de poing dans mon oreiller. Il avait assez souffert à cause de moi et je ne lui avais fait aucun bien, même avant d’être possédée par Lugh.

Ma poitrine se resserra quand une vague de solitude s’abattit sur moi. Dès notre rencontre, j’avais su que j’étais amoureuse de Brian. J’avais su que cela me ferait terriblement souffrir de le laisser partir. Mais aucune connaissance de cause n’aurait pu me préparer à l’affliction que je ressentais alors que je comprenais que mon vœu s’était réalisé.

Finalement, le sommeil eut raison de moi, mais je ne fus pas du tout surprise de me retrouver dans le salon de Lugh. Je regrettais presque de ne pouvoir communiquer avec lui quand j’étais consciente, juste pour pouvoir profiter d’une bonne nuit de sommeil. Mais si j’avais pu communiquer avec lui alors que j’étais éveillée, cela aurait signifié qu’il prenait de plus en plus de contrôle. Je ne m’autorisais pas à souhaiter cette situation.

Il portait encore une fois la panoplie SM faite de bandes de cuir noir. Mes hormones fredonnèrent leur approbation et j’eus l’impression que toutes les cellules de mon corps s’efforçaient de réduire la distance entre nous.

— Tu m’as menti, l’accusai-je en espérant qu’une dispute garderait mon désir sous contrôle.

Il prit l’air surpris.

— À quel sujet ? (Avant de glaner la raison de mon mécontentement dans mon esprit.) Adam a tort. Je ne connais pas le Nom véritable de mes frères. (Il grimaça.) J’ai pensé qu’en ne les forçant pas à me révéler leur Nom véritable quand j’ai accédé au trône, je pourrais réparer quelques erreurs.

— Comment ça ?

Il m’adressa un de ses regards pénétrants avant de décider de me livrer un autre de ses secrets bien gardés.

— Les Noms véritables sont délivrés par le roi. Comme Adam l’a souligné, c’est un honneur « rare ». (J’entendis presque les guillemets autour du qualificatif.) Qui est accordé aux démons extraordinaires. (Il secoua la tête.) Le sens caché de cet honneur est que tu es considéré comme assez puissant pour représenter une menace potentielle vis-à-vis du roi. Alors celui-ci t’accorde un Nom véritable, qui est réellement considéré comme un honneur… mais cela permet également au roi de t’invoquer à n’importe quel moment dans de Royaume des démons. Un collier et une laisse, en quelque sorte. Que ce Nom véritable nous permette d’être invoqués dans la Plaine des mortels est simplement un effet secondaire.

Sûr que cela nous aurait facilité la vie si Lugh avait mis ce collier et cette laisse à ses frères.

— En tant que roi, poursuivit Lugh, je devrais connaître le Nom véritable de tous mes sujets qui en possèdent un. La plupart me l’ont confié d’eux-mêmes quand j’ai accédé au pouvoir. Quand mes frères ont refusé, j’aurais pu user de mon pouvoir pour les obliger à me le livrer, mais je ne l’ai pas fait. Ce qui a probablement renforcé la conviction de Dougal que j’étais trop faible pour régner sur le Royaume des démons.

Son image commença à se brouiller sur les bords, comme cela arrivait quand je me réveillais d’un de ces rêves.

— Ne te réveille pas tout de suite, s’empressa-t-il de dire avant de disparaître en un clin d’œil.

Je croyais être sur le point de me réveiller malgré sa requête, mais mon sixième sens me susurra où Lugh se trouvait, à peine une fraction de seconde avant que la chaleur de son souffle chatouille ma nuque.

— Je n’en ai pas fini avec toi.

Ses mains se posèrent assez fermement sur mes épaules pour me laisser des hématomes s’il accentuait un peu sa prise. Je me tendis, mais quelque chose dans mon bas-ventre se resserra. La pièce se solidifia autour de moi quand le contact de Lugh me ramena dans le sommeil. Glissant le long de mes bras, les mains de Lugh menottèrent mes poignets, puis il plaqua son torse contre mon dos.

Quand je pris conscience qu’il avait perdu ses bandes décoratives de cuir – et que j’avais perdu ma chemise –, ma gorge s’assécha. Sa peau était chaude et douce contre la mienne et les boucles soyeuses de ses cheveux drapèrent mon épaule quand il planta un léger baiser sur ma nuque.

— Qu’est-ce que tu fais ? haletai-je.

Même si mon esprit m’intimait de m’écarter, je ne bronchai pas, les battements de mon cœur s’emballant tandis que mon souffle se faisait soudain court.

Son petit rire chatouilla mon oreille.

— Je ne pense pas que ce soit un grand mystère.

Il souligna son propos d’un mouvement de va-et-vient qui me fit sentir toute sa longueur et toute sa largeur. Il semblait aussi avoir perdu son pantalon.

Je serrai les cuisses pour endiguer la montée de mon désir. Lugh m’avait attirée dès l’instant où j’avais posé les yeux sur lui, mais je n’avais jamais osé me laisser emporter par cette attirance. Et pas parce que je me gardais pour Brian, insistai-je mentalement.

— Détends-toi, Morgane, me murmura-t-il à l’oreille. Je ne vais pas te faire l’amour. Je sais que tu n’es pas encore prête pour ça.

Je tentai de rassembler mes forces pour protester au mot « encore », mais ma langue semblait être collée à mon palais, et toutes les cellules de mon cerveau étaient trop concentrées sur la chaleur pulsant dans le creux de mes reins pour parvenir à la décoller.

Il frotta son menton sur le haut de mon crâne. Je ne pense pas que ce fût par hasard si ses cheveux caressèrent mes seins, taquinant mes tétons pour les transformer en cailloux.

— Mais tu as désespérément besoin de soulager tout ce stress, poursuivit-il. Je peux t’offrir cette délivrance dont tu as besoin sans te faire l’amour.

Une fois encore, j’ouvris la bouche pour répondre. Et une fois encore, aucun son n’en sortit. Les bras de Lugh entourèrent ma taille, me serrant encore plus contre lui.

Soudain, nous n’étions plus seuls. Un son s’échappa enfin de ma gorge mais ce n’était pas la protestation que j’avais prévue : ce fut un gémissement bas, plein de désir.

Adam, torse nu, ne portant rien de plus qu’un jean hypermoulant déteint en blanc en quelques endroits intéressants, m’adressa un sourire sauvage quand Dominic se fondit dans son dos. L’érection impressionnante d’Adam tendait déjà la prison de son jean moulant, menaçant de faire exploser le tissu fin. Pourtant son sexe se gonfla visiblement davantage quand les mains de Dominic glissèrent sur son torse, tordant ses tétons au passage.

— Arrête, parvins-je à haleter.

J’étais submergée par l’excitation. Je risquais de mourir de frustration si Lugh mettait vraiment fin à cette illusion.

J’avais déjà vu et entendu Adam et Dom faire l’amour. La fois où je les avais entendus dans la pièce voisine, j’avais ressenti un des frissons érotiques les plus excitants de toute ma vie, bien que je déteste encore l’admettre. La fois où je les avais vus avait été complètement différente. Ils n’étaient pas consentants, même si Adam s’était efforcé de rassembler assez d’enthousiasme pour accomplir la besogne. La rage d’Adam et l’humiliation de Dominic avaient dépourvu la scène de tout potentiel érotique à mes yeux, mais j’avais le sentiment que Lugh s’apprêtait à créer un fantasme qui resterait dans la liste des plus embarrassants longtemps après cette nuit.

Une des mains de Dom continuait à jouer avec un téton d’Adam tandis que l’autre caressait la bosse du pantalon de celui-ci. Gémissant de contentement, Adam rejeta la tête en arrière contre l’épaule de son amant. Dominic m’adressa un clin d’œil coquin… ce qu’il n’aurait jamais fait en réalité, car il était beaucoup plus mal à l’aise avec les démonstrations d’affection publiques que l’était Adam.

— Ne fais pas ça, suppliai-je Lugh alors que nous savions tous les deux que mon corps vibrait d’attente.

— Ce n’est qu’un rêve, chuchota-t-il pendant que Dominic descendait la fermeture Éclair d’Adam.

L’humidité dégoulina le long de l’intérieur de ma cuisse quand l’énorme érection d’Adam se libéra. Mon corps se tendit à la pensée de ce que je pourrais ressentir avec une queue de cette taille en moi, m’étirant jusqu’à mes limites. Lugh darda la langue pour goûter la conque de mon oreille et je réprimai un cri de plaisir.

— Tu as le droit d’apprécier, chuchota-t-il.

En cet instant, je n’avais plus beaucoup le choix.

La main de Dominic entoura la queue d’Adam pour la caresser sur toute sa longueur, faisant apparaître une goutte étincelante de rosée. Ma bouche saliva à ce spectacle et, une fois encore, Dominic me lança un sourire « pas du tout Dominic », une étincelle démoniaque dans l’œil pendant qu’il caressait de l’index le gland d’Adam. Je regardai avec une fascination ensorcelée Dominic porter ce doigt à sa bouche et le sucer.

Je me doutais de ce qui allait suivre. Une partie de moi bataillait encore désespérément contre mon excitation mais j’étais complètement impuissante. Lugh me tenait serrée contre lui, son érection diffusant une chaleur constante dans mon dos, pendant que Dominic positionnait Adam de manière à m’offrir une vue idéale et s’agenouillait devant lui.

Je secouai la tête, incapable de la moindre protestation vigoureuse, quand Dominic se saisit du cul magnifique d’Adam avant de prendre son sexe dans sa bouche. Je gémis de concert avec Adam tandis que Dom le suçait, creusant les joues à chaque poussée violente. Passant la langue sur mes lèvres, je pus presque sentir le goût de cette queue.

Non. Ce ne fut pas le goût d’Adam qui explosa sur ma langue, mais celui de Brian. La mémoire sensorielle me submergea. Après avoir inspiré puis expiré un gémissement, j’aurais parié sentir le parfum unique de Brian tout autour de moi. Le spectacle d’Adam et Dom était excitant à la limite du supportable, mais c’était de Brian dont j’avais envie, de Brian dont j’aurais aimé être remplie.

Poussé par l’emprise de la main de Dom sur son cul, Adam se mit à donner des coups de reins dans la bouche de son amant. Dom, le visage inondé de plaisir, montrait tous les signes de contentement. J’imaginai Brian plonger en moi pendant que je les regardais et cette idée faillit presque me faire jouir.

Lugh prit ma main et la guida vers la jonction de mes cuisses. Je portais toujours un jean mais le bouton et la fermeture Éclair en étaient ouverts. Je résistai à l’invitation de Lugh pendant une demi-seconde avant de ne plus pouvoir supporter davantage cette excitation. Je ne voulais pas céder, je ne voulais pas que Lugh gagne ce petit bras de fer, mais cette stimulation devenait insoutenable. Il faudrait que je jouisse au risque de me briser sinon en minuscules morceaux qu’on ne pourrait plus jamais rassembler.

Dominic, qui avait oublié ma présence, suçait la queue d’Adam comme si sa vie en dépendait. Glissant la main dans ma culotte, je me caressai au rythme des poussées d’Adam.

Au bout de quelques stimulations, je fus emportée par une éruption digne du Vésuve. Un râle monta dans la gorge d’Adam pendant que ma vue disparaissait derrière l’explosion aveuglante de l’orgasme. Le hurlement cessa brutalement et j’ouvris d’un coup les yeux pour fixer le plafond de ma chambre sombre. L’orgasme vibrait encore en moi quand je pris conscience, une main entre les cuisses, que j’étais réveillée.

Les muscles frémissant encore des suites de ce puissant orgasme, je restai allongé sur le lit à souffler comme un coureur à la fin d’un marathon. Pendant un long moment, je savourai la chaleur de cette sensation de bien-être, tout en sachant que je me sentirais humiliée une fois que ce bien-être aurait disparu. Pour l’instant, je m’en fichais. C’est alors que je remarquai que je serrai le téléphone dans l’autre main.

La chaleur se volatilisa d’un coup et je me redressai dans mon lit pour constater l’évidence.

Bon sang, qu’est-ce que Lugh avait fichu avec mon corps pendant qu’il détournait mon attention par le biais d’une séance de sexe ? Jetant un coup d’œil au réveil à côté de moi, je constatai qu’il était « pas d’heure et demie » du matin, ce qui ne m’empêcha pas d’appuyer sur le bouton « Bis ». Le numéro qui s’afficha sur le téléphone m’était inconnu. Retenant mon souffle, j’attendis qu’on réponde.

— Oh, oh ! dit une voix on ne peut plus familière à l’autre bout de la ligne. Est-ce que mon grand frère s’est fait surprendre le pantalon sur les chevilles ?

Ma main se crispa sur le combiné. En cette seconde, j’étais tout à fait certaine que je prendrais plaisir à tuer Lugh et Raphael si l’occasion se présentait.

Mon silence offusqué provoqua un éclat de rire de la part de Raphael.

— N’en mange pas ta culotte, comme on dit. On m’a donné l’ordre de coopérer.

— Comme si ça voulait dire quelque chose pour toi, ricanai-je.

— C’est vrai. Obéir n’est pas mon fort, surtout quand les ordres viennent de Lugh. Au Royaume des démons, il pouvait juste me punir pour mon insubordination. Ici, il ne peut que l’accepter. Pourtant, nous sommes tombés d’accord : dans l’intérêt commun, je vais devoir te dire pour quelle raison je suis venu chez toi plus tôt dans la journée. Je te prie d’excuser mon accès de dépit, mais tu sais que ma patience est rudement mise à l’épreuve avec toi.

J’étais sur le point de répondre mais il m’interrompit.

— Le démon qui a été invoqué dans la Plaine des mortels et qui a laissé le corps dans l’allée est connu sous le nom de « der Jäger ».

J’avais suffisamment appris l’allemand au lycée pour être en mesure de traduire.

— Le Chasseur.

— Exact. C’est une créature inhabituelle. Il possède la capacité unique de reconnaître les démons dans la Plaine de mortels… et de les chasser. C’est ainsi qu’il a gagné son Nom véritable. C’est également l’équivalent d’un psychopathe chez les démons. Sa vie entière n’est dictée que par la chasse et par le meurtre. Il a été emprisonné pendant les trois cents dernières années dans le Royaume des démons, mais Dougal est prêt à lui rendre sa liberté s’il peut trouver et tuer Lugh. La bonne nouvelles c’est qu’étant donné que ton aura se superpose à celle de Lugh, der Jäger ne semble pas pouvoir en saisir l’odeur. Ce phénomène intrigue tout le monde et je soupçonne qu’ils seront encore plus intrigués après ce soir. Der Jäger aura sans doute senti la présence de Lugh pendant que j’ai discuté avec lui, mais il n’aura sûrement pas été capable de la localiser en si peu de temps.

— Comment sais-tu qu’il n’a pas pu saisir l’odeur de Lugh ?

— Parce que je fais partie du camp adverse, tu te rappelles ? C’est la raison pour laquelle je suis revenu au Royaume des démons en premier lieu, pour infiltrer une autre cellule. Je te livrerai les informations que je rassemblerai, mais je compte aussi garder ma couverture.

Prenant note de la menace sous-entendue dans ses propos, je me hérissai aussitôt.

— Je te l’ai déjà dit, si tu fais encore du mal à Andy…

— Bonne nuit, Morgane. Fais de beaux rêves.

Il me raccrocha au nez. Je fis un effort considérable pour ne pas balancer, de frustration, le téléphone à l’autre bout de la chambre.

 

Je ne fus pas surprise de me réveiller à 10 heures du matin, groggy et les yeux chassieux, après plusieurs heures de sommeil ininterrompu. Amusant comme Lugh n’avait pas trouvé bon de discuter avec moi après la petite conversation que j’avais eue avec Raphael. J’aurais été très heureuse de livrer à Lugh le fond de ma pensée sur le fait qu’il ait contrôlé mon corps pendant que je dormais. Apparemment il n’avait pas l’air d’être pressé d’entendre ce que j’avais à dire.

Je ne savais pas trop quoi faire de moi. De toute évidence, je ne pouvais laisser Andy seul et sans défense, mais je n’allais pas apprendre grand-chose en jouant la baby-sitter à l’appartement. À la lumière des petites heures du matin – après avoir bénéficié de quelques heures de sommeil nécessaire –, il devint clair que laisser mes problèmes de côté n’allait pas les faire disparaître. Les vacances étaient bel et bien finies pour mon esprit. Il était temps d’obtenir des réponses.

J’allais appeler Adam pour qu’il garde un œil sur Andy. Mon frère détesta cette idée, et qui aurait pu lui en vouloir ? Mais nous savions tous les deux que je ne pouvais rester assise là en espérant que tout soit résolu par miracle.

Je dus être rouge comme une betterave tout le temps que je restai dans l’appartement avec Adam : ce qui, étant donné mon incapacité à bloquer les images du rêve que Lugh avait implantées dans mon esprit et mon malaise extrême à l’égard de ces images, ne dura heureusement que cinq minutes. Adam me jeta un regard plein de curiosité, mais se garda de me poser des questions.

J’avais trois problèmes importants dont il fallait que je m’occupe… ou pas, si je changeais d’avis. Il y avait la question de ma parenté. Il y avait la question de ma mémoire refoulée. Et, comme si j’avais vraiment besoin d’un cauchemar supplémentaire dans ma vie, il y avait der Jäger.

Je voulais par-dessus tout pourchasser et exorciser der Jäger. Malheureusement, je n’avais pas la moindre idée de la manière de procéder. Je ne savais pas dans quel corps il se trouvait. Et même si je l’avais su, je ne souhaitais absolument pas attirer son attention sur moi alors qu’il n’avait aucune idée que j’étais l’hôte de Lugh.

Me restait donc l’option désagréable de fouiller le passé de ma mère ou de fouiller le mien. Comme je savais par quoi je devrais en passer pour en apprendre plus sur ma mère, et puisque je n’avais aucune idée du moyen de savoir ce qui m’était arrivé – si Lugh avait raison quand il disait que c’était autre chose que ce qu’on m’avait raconté –, je supposai que j’étais coincée.

J’arrivai chez mes parents juste après le déjeuner, après avoir passé toute la matinée à tergiverser, trouvant une excuse après l’autre pour éviter de faire ce que je savais devoir faire. La dégonflée en moi priait pour que ma mère ne soit pas chez elle afin de pouvoir retarder la confrontation, mais elle fut à la porte avant que je puisse espérer davantage.

En me voyant, elle écarquilla les yeux de surprise et elle arqua à outrance ses sourcils épilés au millimètre. Je dus me retenir de rire, même si je dois reconnaître que ne pas me rappeler la dernière fois où j’étais venue chez eux en dehors des dîners obligatoires de Noël ou de Thanksgiving me troublait.

Sans aucun doute, certaines parties de ma personne auraient souhaité renier complètement mes parents. Ces repas de fête étaient aussi plaisants qu’une candidose et nous aurions tous passé un meilleur moment si je n’étais pas venue. Mais, que je le veuille ou non, c’était la seule famille que j’avais et je les aimais malgré moi : l’homme qui n’était pas mon vrai père, et ma mère, la femme de Stepford.

— Tu vas m’inviter à entrer ou tu vas préférer gober les mouches ? demandai-je à ma mère qui restait plantée là.

Elle referma d’un coup les mâchoires et me fit son habituelle moue désapprobatrice.

— Tu pourrais essayer de faire preuve de respect de temps en temps.

Je me retins de lui rappeler que le respect se méritait. Je dus une nouvelle fois lutter contre mon envie de fuir mais, à présent, j’étais en colère contre moi-même. Après toutes les terribles épreuves que j’avais traversées ces derniers temps, j’allais me transformer en véritable mauviette le temps d’une discussion ? Je me récitai intérieurement le proverbe sur « Le chien aboie, la caravane passe » et m’obligeai à continuer.

— Il faut que je te parle de quelque chose, dis-je. Je vais faire de mon mieux pour rester polie et j’espère que tu feras de même, mais nous savons toutes les deux que nous sommes incapables de discuter sans nous balancer des vannes, alors faisons comme si de rien n’était.

Soupirant d’un air théâtral, elle m’ouvrit la porte pour me laisser entrer.

Ma mère est le dernier spécimen d’une espèce en voie de disparition : la vraie ménagère des années 1950. Elle a épousé mon père juste après la fac et n’a jamais travaillé de toute sa vie. Son existence a été entièrement dédiée à la cuisine, au ménage et à l’entretien de sa beauté. Ses enfants venaient plus loin, en quatrième position, même si elle nous avait aimés à sa manière. Il n’y avait pas un aspect de sa vie contre lequel je ne me rebellais pas, ce qui pouvait expliquer pourquoi j’étais un garçon manqué célibataire, obsédée par le boulot et sauvagement indépendante.

La maison dans laquelle j’ai grandi est superbe, toujours bien nettoyée et décorée avec un goût impeccable. Et elle dégage l’atmosphère chaude et confortable d’une chambre froide. Il m’est impossible d’y pénétrer sans être aussitôt consciente de ma gaucherie et c’est avec ce sentiment que je rejoignis ma mère dans le salon cérémonieux. La maison comportait également un bureau qui était tout aussi guindé que le salon. Je m’assis et croisai aussitôt les chevilles d’un air sage. Bien sûr, dès que je m’en aperçus, je faillis me frapper le front et m’obligeai à me détendre.

— Je nous prépare un thé ? demanda ma mère.

Je fus assez fière de ne pas rouler les yeux.

— Merci, mais pas pour moi.

Je me tortillai un peu en me demandant comment j’allais commencer. Je veux dire, vraiment, comment aborder avec votre mère le sujet d’un viol dont elle a été victime sans jamais en avoir parlé ? Et de toute façon je n’imaginais pas Mme Perfection discuter d’un sujet aussi déplaisant avec qui que ce soit, encore moins avec sa fille.

Coincée comme une directrice d’école, elle s’assit au bord de sa chaise, le dos droit comme une flèche. Elle croisa les jambes aux chevilles comme une dame et resta, elle, dans cette position.

— De quoi avons-nous à parler ? demanda-t-elle. Puis-je espérer que tu as convaincu Andrew de rentrer à la maison ?

Tu peux espérer ce que tu veux, pensai-je sans l’exprimer. Voyez-vous, je suis capable de me refréner de temps à autre.

— Il reste chez moi pour le moment. Vous ne l’avez pas franchement mis à l’aise en étant pressés qu’il héberge de nouveau un démon.

La résolution de ma mère perdit de sa raideur et elle détourna le regard. Bien sûr, le fait qu’ils aient insisté pour qu’Andy soit de nouveau un hôte n’était pas la raison pour laquelle il habitait chez moi, mais cela me faisait plaisir de lui balancer une pelletée de culpabilité sur les épaules.

— Nous avons fait une erreur, admit-elle, ce qui était une première. Nous étions tellement contents de le retrouver…

— Tellement contents de le retrouver que vous avez essayé de vous en débarrasser aussitôt ? l’interrompis-je, ma voix montant d’une ou deux octaves.

Elle se raidit encore plus. Je n’aurais jamais cru cela possible.

— Nous voulions juste que les choses redeviennent normales. Et je suppose que nous ne voulions pas savoir qu’il avait été malheureux d’héberger un Pouvoir supérieur.

» C’était tout ce que nous avions toujours désiré et tout ce que nous avions désiré pour lui. Nous pensions qu’il vivait un rêve…

— Votre rêve, plutôt.

Mon père n’était pas assez séduisant ni assez bien bâti pour coller aux critères requis par la Société pour devenir un hôte. Quant à ma mère, à l’époque où elle aurait été encore assez jeune pour se porter volontaire, la Société était encore trop sexiste pour accepter que les femmes puissent servir d’hôtes. Hourra pour le progrès !

Maman grimaça sous le coup de mon accusation mais elle ne me contredit pas.

Je compris d’où j’avais hérité mon talent pour le déni. Je ressentis une certaine amertume à cette pensée et je suis certaine que mon expression le refléta.

— Rappelle-moi de ne pas poser ta candidature pour la Mère de l’année.

Ses pommettes s’enflammèrent : je ne sus dire si c’était de colère, de culpabilité ou bien d’un mélange des deux.

— Si tu es venue uniquement pour me parler de mes lacunes en tant que mère, alors je n’ai rien d’autre à te dire.

Si je devais parler de ses lacunes, elle mourrait de vieillesse avant que j’aie fini de traiter le sujet, mais je me retins aussi d’exprimer cette idée.

— Je suis là pour te poser des questions sur mon vrai père.

Elle bondit comme si elle venait de se fourrer le doigt dans une prise de courant. Malgré son maquillage parfait, je vis son visage se vider de son sang.

— De quoi est-ce que tu parles ? haleta-t-elle.

— Tu sais parfaitement de quoi je parle. C’est écrit sur ta tête.

Son visage passa du blanc au rouge. Pourtant, de façon prévisible, elle continua à donner des réponses évasives.

— Tu peux croire ce que tu veux mais tu connais ton vrai père depuis le jour de ta naissance.

Ma mère ne ment pas habituellement, ce qui explique pourquoi c’est une mauvaise menteuse. Elle avait l’air d’avoir repris confiance, mais je saisis le mensonge dont elle voulait se convaincre.

— Très bien. Alors parle-moi de mon père biologique.

Comprenant que ses manœuvres étaient vaines, elle décida de me claquer métaphoriquement la porte au nez.

— Je crois qu’il est temps que tu t’en ailles.

Je me reculai dans le canapé et croisai les bras sur la poitrine.

— Je ne crois pas. Je crois que tu me dois une explication.

Son regard se figea.

— Je ne te dois rien ! Et je n’ai aucune raison de nourrir ton fantasme ridicule.

Peut-être que si je lui balançais plus d’informations sous le nez, elle prendrait conscience d’à quel point il était inutile de continuer à nier l’évidence.

— Il y a vingt-huit ans, tu as fait une déclaration pour viol auprès de la police. Tu n’as jamais porté plainte et, d’après ce que j’en sais, cette affaire a été enterrée avant de voir le jour. Pourtant tu as fait procéder à un test de paternité me concernant et papa n’est pas mon père biologique.

Il n’avait rien non plus du vrai père mais c’était hors sujet.

Les yeux de ma mère brillaient comme si elle était au bord des larmes et son visage se creusa de lignes de fatigue. J’eus presque pitié d’elle même si j’étais bien trop en colère pour laisser ce sentiment prendre le dessus.

— Pourquoi ne m’en as-tu jamais parlé ? demandai-je.

Je fus agréablement surprise d’entendre ma voix douce plutôt qu’accusatrice. Elle soupira en secouant la tête.

— Qu’est-ce que cela nous aurait apporté ? Il était préférable pour nous tous de faire… comme si rien ne s’était jamais passé.

Ouais, faire comme si de rien n’était comptait parmi les plus grands talents de ma mère.

— Tu crois que c’était bien pour les autres femmes que cet homme a pu violer après toi ?

Ma voix était dure. Pourtant je savais à quel point il pouvait être difficile pour les victimes de viol de porter plainte, surtout à cette époque.

Les lèvres de ma mère dessinaient une ligne fine et dure.

— Nous… j’ai fait ce qu’il y avait de mieux à faire pour ma famille. Je ne m’attends pas que tu sois d’accord. Je n’ai pas le sentiment que tu comprennes le sens du mot « prudence ».

— Mais tu as fait une déclaration, au moins au début.

— Je n’avais pas le choix à l’époque. C’est la police qui m’a retrouvée après…

Elle serrait les poings sur ses genoux, ses ongles parfaits enfoncés dans ses paumes. Je m’efforçai de parler avec une voix douce.

— Dis-moi ce qui s’est passé.

Je ne m’attendais pas vraiment à ce qu’elle me réponde, aussi je fus surprise quand elle se mit à parler.

— Quand Andrew était petit, j’étais bénévole au Cercle de guérison. Un soir, alors que je m’en allais, un homme habillé comme un chirurgien m’a accostée sur le parking. Il m’a obligée à le conduire en banlieue en me menaçant d’un pistolet. Puis il a… (Elle déglutit en se tordant les mains.) Il m’a laissée attachée sur la banquette arrière une fois qu’il a eu fini et c’est comme ça que la police a fini par me retrouver. Le Cercle de guérison a déclaré qu’un homme sans identité était en observation dans leur service psy et que c’était probablement lui qui m’avait agressée. Mais ils ne l’ont jamais retrouvé et n’ont jamais su de qui il s’agissait.

Ouais, apparemment maman n’était pas réapparue après cette première déposition. Je soupçonnais qu’elle en savait plus sur cet inconnu qu’elle le disait. Pourtant une autre question me brûlait les lèvres.

— Pourquoi papa et toi m’avez-vous gardée dans ces circonstances ? On ne peut pas dire que vous m’ayez jamais aimée.

Bon sang, je n’avais pas voulu dire ça. Je ne tenais absolument pas à admettre devant mes parents qu’ils étaient capables de me blesser. Mais peut-être qu’après tout ce n’était pas plus mal, car le visage de ma mère s’adoucit et sa position sembla se soulager d’un peu de sa colère.

— Bien sûr, que nous t’aimons. Je t’aime. Tu es ma fille et peu importent les disputes, cela ne changera pas.

Elle me sourit mais je ne lui répondis pas.

— Dis-moi pourquoi vous m’avez gardée ? insistai-je, m’accrochant à la question qui me troublait le plus. Même si tu m’aimes à ta façon, tu as dû aussi me détester, non ? Je te rappelle constamment ce qui t’est arrivé. Comment as-tu pu poser les yeux sur moi tous les jours ?

Je vis le déni sur ses lèvres. Mais elle avait dû comprendre à quel point c’était inutile, parce qu’elle céda.

— Cela n’a pas été simple tous les jours, admit-elle. Mais je suis ta mère et c’est ce que font les mères. Elles aiment leurs enfants sans condition.

— Tu aurais pu me faire adopter. C’était la chose la plus sensée à faire. Pourquoi m’as-tu gardée ?

J’espérais que la troisième fois romprait le charme, mais j’aurais dû me douter que ce ne serait pas le cas.

— Je ne suis tout simplement pas le genre de mères à abandonner son enfant. Ce que mon agresseur m’a fait subir n’était pas de ta faute, et ni moi ni ton père – ton vrai père, celui qui t’a élevée – ne t’en avons voulu.

C’étaient des conneries, mais je ne parviendrai jamais à le lui faire admettre, alors je laissai tomber.

— Dis-moi la vérité cette fois. Qui était mon père ? Parce que je ne te crois pas une seconde quand tu me dis que tu ne sais pas.

C’est alors que notre discussion spéciale entre mère et fille prit fin.

— Je n’en dirai pas plus. Ton père et moi t’avons gardée pour ton bien et c’est tout ce que tu as besoin de savoir.

— Sûrement !

La douceur dont j’avais été témoin avait complètement disparu.

— Eh bien, c’est tout ce que je te dirai.

Je la fusillai du regard.

— Je ne partirai pas tant que tu ne me diras pas ce que tu sais de mon père biologique.

Elle haussa une épaule avec mépris.

— Très bien. Alors tu peux te mettre à l’aise.

Puis elle se leva et sortit de la pièce comme si je n’étais pas là.

Morgane Kingsley, Tome 2
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